IZAKAYA
Plongée picturale au cœur de la vie japonaise
Ma tête passe sous le Noren, ce petit rideau suspendu à l’entrée des commerces du Japon et dont on dit qu’il chasse les mauvais esprits qui nous habitent. Je fais coulisser la porte et entre dans l’izakaya.
Izakaya, ce seul mot illumine le visage de milliers de Japonais chaque soir de la semaine, après de rigoureuses journées de travail à l’ordre bien établi. Salué par un enthousiaste « Irasshaimase » – Bienvenue chez nous – je m’assieds au comptoir sur un tabouret brinquebalant. Le patron me tend une feuille de papier sur lequel est quotidiennement calligraphié le menu, je guigne sur ce que mangent mes voisins, commande une bière et deux petits plats, pour commencer…
Première gorgée, première bouchée, premiers regards complices. Délices immédiats. Le temps se fige, je prends un peu de recul et contemple le tableau Explosion de couleurs vives, entrecroisements de lignes et de courbes dynamiques, chatoiement des lumières, prolifération de détails, expressivité des visages, la peinture d’Aurélie Quentin pénètre au cœur de la vie des Japonais, une vie qu’on ne soupçonnait pas et qui s’épanouit dans les izakayas. Ces tavernes, bistrots, bars, quoi qu’on les nomme, offrent le refuge idéal à l’expression des désirs les plus variés. Ils jalonnent la ville d’itinéraires sans cesse renouvelés, infinis. L’attraction des leurs lanternes, des enseignes au néon, est si forte qu’on ne peut qu’y revenir…
Deuxième gorgée, deuxième bouchée, mon voisin, un salaryman qui a laissé tomber la cravate, m’adresse la parole. C’est que ce sont des lieux où l’on boit, où l’on mange, et où l’on se rencontre. L’izakaya, espace social par excellence, et surtout espace de liberté. Entrer dans un izakaya, c’est découvrir l’envers du monde. La hiérarchie verticale, si forte au Japon, s’allonge sur le comptoir. C’est carnaval, tout est permis!
On parade, on montre du doigt, on s’empourpre, on rit, on crie, on chante. Les hommes et les femmes se rapprochent. Bonheur du partage. Partage de la nourriture, de tous ces petits plats, crûs, grillés, bouillis, frits, que l’on se passe à tour de bras, des boissons que l’on s’offre, des histoires, réelles ou inventées, que l’on se raconte. L’humanité déborde de partout. Et je pense que c’est cette humanité qui a touché Aurélie Quentin lors de ses différents voyages au Japon.
En regardant les tableaux d’Aurélie, j’entends les verres s’entrechoquer, les mots d’esprits qui fusent, grivois parfois, je vois le bonheur que répandent les rires ou simplement le bonheur d’être là, d’être libre.
Aurélie Quentin, artiste peintre originaire de l’île de la Réunion, avait magnifié jusqu’à présent, les couleurs tropicales de son île natale, et mis en valeur l’oisiveté affirmée de personnages rebelles et métissées.
Dans cette nouvelle série, intitulée sobrement «Izakaya», elle peint le lâcher prise des Japonais dans leur espace de détente favori, l’izakaya, le bistrot local. Au décor souvent végétal et ensoleillé, succèdent des intérieurs faits de bric et de broc tout aussi colorés et chatoyants. On retrouve l’attrait de la peintre pour les détails improbables. En effet, la « Déco » hétéroclite à souhait suscite la curiosité, les nombreux plats du menu écrits sur des bandes de papier recouvrant les murs stimulent à la fois le regard et l’appétit. Si ces intérieurs chargés contrastent avec l’esthétique épurée japonaise usuelle, c’est qu’ils sont le reflet de la personnalité du patron, le « Master », ou de la patronne, la «Mama». L’accumulation d’objets divers, de bibelots multicolores, chargés d’histoires, parfois clin d’œil à la richesse de Pop Culture japonaise, souvent reflet du concept Wabi Sabi (l’art de l’imperfection et du temps qui passe), témoignent de la vie des tenanciers et de leurs clients réguliers.
Aurélie Quentin, en bonne observatrice et peintre merveilleuse, nous invite à un fabuleux voyage dans le théâtre de la vie libérée que sont les izakayas. À travers ce temps suspendu, thème cher à l’artiste, les générations et les styles se mélangent autour du comptoir, formant à chaque fois une nouvelle famille. La vivacité des portraits, la liberté des tenues et des comportements, les subtils jeux de regards, tout cela nous donnent envie d’aller à la rencontre de ces êtres de chair et de peinture.
Magie du travail d’Aurélie Quentin qui transfigure la réalité quotidienne du bistrot en oeuvre d’art profuse et joyeuse. Et magie de l’izakaya… quand le plaisir semble s’épuiser, il suffit d’en changer, de passer au bistrot suivant. Faire du « Hashigo » (littéralement « échelle »), disent les Japonais, qui n’hésitent pas à enchaîner 5 à 6 bars dans la même soirée. C’est à un excitant Hashigo auquel nous convie ainsi l’artiste. Passant d’un tableau à l’autre, on traverse différents mondes, on goûte à de multiples ambiances et saveurs, à la rencontre de personnages magnifiques.
«Irasshaimase !» Bienvenue dans l’izayaka d’Aurélie. Installez-vous au comptoir, le feu d’artifice de la vie commence.
Yann Becker
Photographe suisse installé au Japon, Mars 2025
Galerie Jamault
19 rue des blancs manteaux 75004 Paris